Hommage à L'Atalante (1990), un film de Jean Vigo

Heureuse vie, à bord de L'Atalante !

1949 – Présentation de Jean Vigo par Claude Aveline (Ciné-club)

PRÉSENTATION de JEAN VIGO PAR CLAUDE AVELINE

Ce nom. Vigo, ce nom bref, ce nom rude : que les jeunes d’aujourd’hui enten­dent comme celui d’un maître, c’est le nom d’un jeune à peine plus âgé qu’eux-mêmes : Vigo avait vingt-neuf ans quand il est mort.

Cette oeuvre de Jean Vigo, cette oeuvre brève, qui pourrait tenir tout entière dans une seule soirée, cette oeuvre rude, souvent terrible, mais toujours bai­gnée de pureté et d’amour, c’est  une oeu­vre essentiellement jeune, faite exclusive­ment pour les jeunes et pour ceux qui sa­vent rester jeunes le long de leurs années.

Cette vie de Jean Vigo, cette vie brève, cette vie rude, qu’un de ses plus vieux amis veut évoquer en quelques mots, c’est un modèle de vie pour les jeunes, une vie héroïque, une vie exemplaire. Exemplaire de toutes façons : car elle comporte à elle seule presque toutes les sortes d’offenses que peut subir l’homme d’aujourd’hui.

Jean Vigo était le fils d’Almereyda, le directeur du journal Le Bonnet rouge. Qui a vécu la guerre de 1914, n’a pas oublié l’affaire du Bonnet rouge. En ce temps-la, Charles Maurras et l’Action Française n’avaient pas encore fait du mot « trahi­son » le synonyme de « patriotisme ». Ils affichaient au contraire un super-patriotisme frénétique, s’étaient faits dénonciateurs, pourvoyeurs du bourreau. Almereyda fut accusé par eux d’espionnage. On l’arrêta, et l’on annonça peu après qu’il s’était suicidé dans sa cellule.

Alors, commença pour le petit Jean Vigo une jeunesse inconcevable. On ne voulut de lui dans aucun lycée, dans au­cune école. Il fallut que son parrain, Ga­briel Aubès, photographe à Montpellier – auprès de qui, sans aucun doute, il allait prendre le goût de l’image – il fal­lut que son parrain le présentât sous un faux nom dans un collège de province pour qu’il pût continuer ses études.

Ima­ginez les réactions d’un enfant sensible, intelligent, à cette hostilité du monde. Fils unique par surcroît, et pour qui son père était tout. Zéro de conduite naîtra d’une telle jeunesse, dont Vigo devait garder un souvenir à la fois touchant et féroce, d’au­tant plus qu’il était convaincu, comme bien de ses amis, de l’innocence de son père.

Quand je l’ai connu dans une clinique de Font-Romeu, il allait avoir vingt ans. Il rêvait de faire du cinéma, mais n’en avait ni la possibilité physique ni les moyens matériels. Aussi ne s’employait-il qu’à une chose : préparer la réhabilitation de son père. Je me rappelle nos longues promenades dans la neige, pendant les­quelles il me racontait les témoignages qu’il parvenait à réunir. J’ai découvert là, dans son regard cette volonté d’aboutir qui le brûlait comme une flamme et que je n’ai vu s’éteindre qu’une heure avant sa mort.

Quand il s’est trouvé mieux portant et qu’il s’est fixé à Nice, marié, enfin heu­reux, il composa son premier film, en col­laboration avec son ami Boris Kaufman – frère de Dziga Vertof, lui-même techni­den de premier ordre, et qui devait être son opérateur du début de sa carrière jus­qu’à la fin.

A propos de Nice démarre comme un documentaire et se transforme peu à peu pour exploser en satire. Vigo l’a qualifié de « point de vue documenté ». L’expression est caractéristique de toute son attitude à l’égard des événe­ments et des idées. Sur toutes choses, il avait d’abord un point de vue, qu’il ne te­nait pas seulement de ses souffrances d’en­fant – il n’avait pas seulement le sens de la justice parce qu’il avait souffert. Mais, ce point de vue, il tenait à le documenter il voulait avant tout se montrer honnête et probe, n’accuser rien ni personne sans preuves indiscutables.

Dès cette première oeuvre, on a dit de lui qu’il était un révolté, un anarchiste. Il était au contraire un révolutionnaire, un constructeur. Mais  pour construire, il y avait (il y a toujours) à détruire d’abord, et il ne craignait pas de montrer ce qu’il fallait détruire.

Venu à Paris peu après, il réalisa un court métrage sur Jean Taris et la nata­tion. Il en avait composé le découpage en une nuit. Il travaillait toujours dans la hâte, dans la fièvre, comme s’il avait eu à se presser pour accomplir sa tâche. L’originalité de La Natation tenait dans le fait que la voix même de Taris en commentait les admirables images. Comme dans A propos de Nice, Vigo s’y mon­trait un précurseur.

Enfin, il trouve des commanditaires prêts – rendons-leur cet hommage – à le laisser travailler librement. Lui, pour sa part, ne songe qu’à servir ses convictions, au risque de tout perdre. Et il produit Zéro de conduite.

Et Zéro de conduite terminé, la cen­sure déclare le film mauvais, malsain, ca­lomniateur, blasphématoire. Il faisait une propagande injurieuse à nos institutions. Bref, défense de le projeter. C’est le seul film français, à ma connaissance, qui ait eu l’honneur d’être interdit tout entier. Malgré les plus ardentes campagnes de la critique, il devra attendre la Libération pour être libéré lui-même.

Certes, Zero de conduite n’est pas sans défauts. Vigo, qui avait conçu un grand film de seconde partie, avait dû le conden­ser, en supprimer des épisodes nécessaires. Tel qu’il est, il n’en représente pas moins une œuvre d’une force, d’une humanité, d’une poésie uniques. D’un humour excep­tionnel aussi, car Vigo savait rire. Il avait un sens de la drôlerie et de la farce qui faisait de lui un être complet.

Ses producteurs ne se laissèrent pas af­fecter par le mauvais coup de la censure. Ils chargèrent Vigo de réaliser un second film : L’Atalante.

Sujet banal – il n’est pas de Vigo – mais enrichi de telle façon par le metteur en scène qu’il atteint par endroits l’am­pleur des plus grands drames. En outre, les images: et particulièrement les exté­rieurs, y sont d’une qualité encore aujour­d’hui sans égale dans le cinéma français.

Mais ici, il n’est plus question de rendre hommage aux producteurs. Non parce qu’ils avaient demandé à Vigo de faire un film sans tendance sociale. Vigo s’était soumis volontiers à leur désir ; il avait des projets massifs ; et il avait compris’ qu’il lui fallait s’imposer d’abord pour les me­ner à bien. Leur crime est ailleurs.

Quand L’Atalante fut achevé, craignant que l’oeuvre ne se montrât pas assez « commer­ciale », ils la massacrèrent eux-mêmes de la façon suivante :

Il y avait alors une chanson qui obtenait partout un succès énorme, le type de la goualante sentimentale, de la scie des fau­bourgs. EIle s’intitulait Le Chaland qui passe. Comme chacun sait qu’une chanson célèbre extraite d’un film attire le public vers le dit film, les producteurs de Vigo pensèrent : « Si nous mettions dans L’Atalante la chanson du Chaland qui passe ? Nous donnerons ce titre au film. Le public s’imaginera qu’elle a été faite pour lui, et va se ruer ! »

Or, la rengaine du Chaland ne pouvait pas s’insérer dans le film. L’Atalante a sa partition, une des meilleures de Mau­rice Jaubert, une partition moulée sur le drame. L’oeuvre était une. Et brusquement, y entendre Le Chaland qui passe ! Comme si, dans chaque tableau de Pel­léas, l’orchestre attaquait soudain Mon Lé­gionnaire

C’était un crime, aggravé par de monstrueuses coupures. Mais c’était aussi, du strict point de vue commercial, une sombre sottise. Puisque la chanson du Chaland était célèbre, les gens de goût qui ne l’appréciaient guère – ceux-là mêmes qui pouvaient apprécier l’oeuvre de Vigo – se sont gardés d’aller voir un film qu’ils croyaient inspiré par elle. Les autres, natu­rellement, sont accourus. C’est bien là-des­sus que l’on comptait. Et ils ont été déçus, et ils l’ont crié sur les toits, et ils ont eu raison ! Car on les avait odieusement trom­pés. On leur avait promis du feuilleton, du mélo : on leur donnait un rêve.

C’est en tournant L’Atalante que Vigo est tombé malade. La méchante action de ses producteurs fut son plus grand et son dernier chagrin.

Telle fut cette vie exemplaire.

Notre monde n’était pas fait pour un homme comme lui.

Il espérait, par une oeuvre sans défaillances, contribuer à sa méta­morphose. Les prémices en demeurent, et quels prémices !

Nous y trouvons tous les signes du génie. et qui viennent confirmer un principe essentiel de la création artis­tique.

Prétendre que l’art peut s’accom­plir en dehors des idées et des tendances, qu’il peut être indifféremment, pour em­ployer une formule simpliste, de « droite » ou de « gauche », c’est se tromper, ou mentir.

Une grande œuvre décrit le monde comme il est, et par conséquent ne peut pas l’accepter.

Toute peinture véridique est révolutionnaire.

Montrant des hommes à nu, Vigo a réalisé tout naturellement le plus ardent appel vers un avenir meilleur.

Voilà pourquoi il méritait les dons qu’il avait reçus. pourquoi il demeure digne de notre admiration et de notre amitié.


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