Hommage à L'Atalante (1990), un film de Jean Vigo

Heureuse vie, à bord de L'Atalante !

1949 – Un génie lucide par Boris Kaufman (Ciné-club)

UN GÉNIE LUCIDE par Boris Kaufman

Jean Vigo est entré dans ma vie un jour d’automne 1929.

Jamais il ne m’a quitté depuis, spirituellement.

En ce moment, où l’audace fait défaut dans l’entreprise cinématographique, je pense souvent à la manière dont Vigo s’est jeté dans la production. Il m’avait demandé de lui présenter deux de mes films. Après la projection il me déclara : « J’ai l’intention de faire un film sur Nice, voulez-vous le faire avec moi ?… » C’était son premier film. Mais même pour les suivants, sa façon de choisir ses collaborateurs, la rapidité de son juge­ment, le courage de ses décisions sont restés les mêmes.

Comme je ne connaissais pas Nice, il m’invita à venir là-bas pour explorer et écrire le scénario avec lui.
Il semblait aimer et détester cette ville où il avait été forcé de vivre les deux der­nières années (avec sa femme) pour des raisons de santé.
Nice se préparait au Carnaval. On pei­gnait les palmiers sur la promenade, on bâtissait les énormes chars et les figures de plâtre.
Le point focal qui s’imposait, était la promenade des Anglais, le champ d’ac­tion (ou d’inaction) de la paresse inter­nationale.
La méthode consistait à surprendre les faits, actions, attitudes, expressions et à cesser de tourner au moment même où le sujet devenait conscient d’être photogra­phié.

Le point de vue documenté.

Vieux Nice, les rues étroites, le linge suspendu entre les maisons, le cimetière baroque italien. Les plaisirs. Les réga­tes. Les navires de guerre en rade. Les hôtels. L’arrivée de touristes qu’on tour­na image par image avec poupées de quatre sous et chemin de fer d’enfants. Les usines. La vieille femme. La jeune femme changeant de robe (truquage) en pleine promenade et paraissant nue à la fin. L’enterrement, tourné image par image pour expédier cette cérémonie peu plaisante aux touristes. Les crocodiles. Le soleil. La femme autruche. L’autru­che. Le Carnaval, la bataille de fleurs, les danses au ralenti. Les cheminées menaçantes au-dessus de cette gaieté absurde.

Tout ceci peut paraître naïf mainte­nant, mais nous étions sincères.

Nous re­jetions impitoyablement tout ce qui était pittoresque sans signification, contrastes faciles. L’histoire devait être comprise sans sous-titres ou commentaires. Nous tournions donc en comptant sur l’évoca­tion d’idées par les associations visuelles seulement.

C’est pour cela qu’au mon­tage il nous a été facile de monter la pro­menade des Anglais avec le cimetière de Nice, où les personnages de marbre (style baroque) avaient les mêmes traits ridicules, mais pour l’éternité, que les humains de la promenade.

Le travail avec Vigo, son goût sans erreurs, son intégrité, sa profondeur et sa légèreté, son non-conformisme, l’ab­sence de routine de toute sorte, me plon­geaient dans un paradis cinématographi­que. C’était le travail dans son aspect idéal.

On l’a maintenu dans Zéro de conduite et L’Atalante malgré la pression inévita­ble de la production commerciale.

Je ne sais pas si c’était son charme ou son en­thousiasme contagieux qui a permis à Vigo de trouver un commanditaire pour Zéro de conduite.

En tout cas, le miracle s’est accompli, et nous voilà sur le plateau des studios Gaumont.

Quoique ce soit son premier film avec des acteurs professionnels, son oreille sûre aux dialogues et aux intona­tions, son horreur du cabotinage, lui per­mirent de triompher de son manque d’expérience et même de le tourner à son avantage. Sa science de la mise en scène avait presque atteint sa maturité, totalement dépourvue de routine. On nous trouvait extravagants, parce que nous tournions au dortoir dans une obscurité presque totale (et ceci avec pellicule peu sensible) ; parce que nous tournions au ralenti (240 images par seconde) la scène de révolte au dortoir.

A Saint-Cloud, nous avons scandalisé la population avec la procession des enfants menés par Jean Dasté, poursuivant une jeune femme. Vigo employait toute méthode nouvelle qui lui semblait justifiée pour exprimer l’idée initiale. Par exemple, Dasté mar­chant à la Charlot (Vigo cite Chaplin et sa philosophie, comme on cite un classi­que dans la littérature) ou le ralenti dans la procession d’enfants qui est une cho­régraphie poétique de l’impossible ac­compli, dont Vigo a dû rêver dans son enfance.

L’interdiction de Zéro de conduite par la censure n’a pas été fatale à Vigo. Il faut faire justice au producteur qui, mal­gré cet échec n’a pas hésité à lui confier un grand film : L’Atalante.

En quelques jours et quelques nuits, Vigo a transfor­mé le scénario qui lui avait été soumis et a créé les personnages. Les trois mois passés sur la péniche et dans les décors construits, à notre demande, à l’échelle exacte des cabines (pour maintenir l’im­pression du manque d’espace), ne seront jamais oubliés par ceux qui ont participé à ce travail de fièvre et d’improvisation constante.

Les canaux glacés, les petits faits de courage accomplis sans en être conscient, Dita Parlo bravant, pieds nus, le pont glacé de la péniche, Jean Dasté se jetant dans le canal parmi les glaçons à la première suggestion de Vigo créaient le climat moral du film. On uti­lisait tout : soleil, brume, neige, nuit. Au lieu de combattre les conditions généra­lement défavorables, on en tirait parti. S’il y avait brouillard on l’augmentait avec de la fumée artificielle, s’il pleuvait on accentuait la pluie avec des projec­teurs. On travaillait jour et nuit ; le cré­puscule venu, on mélangeait la lumière ambiante du jour avec la lumière artifi­cielle ;. on avait froid, on crevait de fa­tigue sans s’en rendre compte. On était intoxiqués par les paysages admirables des canaux de Paris et l’on construisait l’action sur l’arrière-fond des écluses, berges, guinguettes et terrains vagues. Au studio, les décors de cabines étaient si petits que l’on démontait un mur ou le plafond pour y pénétrer opti­quement et les éclairer.

J’ai souvent eu des problèmes techniques paraissant in­solubles, mais qui se résolvaient, comme par enchantement, par la passion du tra­vail, dans cette production incroyable.

Diverses raisons ont empêché le public de voir ce film à l’état pur.

La principale en est la maladie de Vigo.

Il avait dé­pensé trop de sa force physique, ne se ménageant jamais. Je me rappelle les dernières prises de vue, en avion. Vigo était déjà malade, au lit, et m’avait de­mandé de survoler la péniche, très bas, et de monter ensuite pour obtenir les deux rives dans le cadre. J’ai rempli la premiè­re partie mais pas la deuxième, l’avion, au lieu de monter, étant tombé dans un champ de poireaux.

Le soir je racontais à Vigo cet incident. Il était souffrant mais souriant, heureux de me voir sain et sauf, essayant de visualiser cette der­nière image du film, qu’il n’a jamais vu, hélas !

J’ai eu la grande chance de travailler aux côtés de Vigo, de pouvoir apprécier son génie lucide, sa simplicité, sa capa­cité créatrice.

Le temps passé depuis n’a pas atténué la sensation de cette perte irréparable.


Haut de page


Leave a Reply