Hommage à L'Atalante (1990), un film de Jean Vigo

Heureuse vie, à bord de L'Atalante !

1949 – Une enfance (Jean Vigo) par Francis Jourdain (Ciné-club)

Jean Vigo, une enfance par Francis JOURDAIN

Je fais les cent pas devant la Maison des Jeunes Détenus. Enfin voici venir à moi celui dont, aidé de Séverine, je viens d’obtenir la grâce, un mois seulement avant l’expiration légale de sa peine. Ce gamin chétif a été con­damné à un an, la minuscule boîte ayant été baptisée bombe, qu’il a déposée dans une vespasienne, après l’avoir emplie de poudre de magnésium. Il est apprenti photographe, et un peu poète. Il s’appelle Eugène Vigo. Chez les libertaires, il est déjà connu sous le nom de Miguel Almereyda.
Ce petit révolté est pauvre, généreux, in­telligent, plein de courage et de bonne humeur. Je n’ai pas à conter ici une étrange existence dont d’ailleurs je connais mal les dernières années. Sans juger Miguel et faute de pouvoir l’expliquer, je veux seulement dire que j’ai rarement rencontré homme aussi .sé­duisant. Il était charmant.

Quelques mois après l’affreuse épreuve de la « Petite Roquette », Miguel s’amoura­chait d’Emily. Elle lâcha pour le suivre le compagnon Philippe Auguste dont elle avait eu plusieurs enfants. Elle avait laissé tomber l’un d’eux par la fenêtre. Les autres étaient morts en bas âge, tous de santé fragile. Philippe Auguste était sculpteur sur bois. En principe. A l’occasion, il était aussi croupier. Il avait inventé un ingénieux jeu de hasard. Ingéniosité et hasard se combinaient Heureusement pour assurer la matérielle de ce beau gaillard cordial et affranchi que le départ de sa femme désola.

Avec Miguel, Emily connut la vraie misère. Jamais elle ne se plaignait. Elle était d’une rare endurance, très fermée, probable­ment peu sensible. Discret, jamais spectaculaire, son dévouement était certain. Une dure, durcie encore par les moeurs de l’illégalité anarchiste et la lecture de quelques romans feuilletons.

« Vous montez voir mon petit dernier…? », demanda un jour Miguel aux camarades qui l’avaient, tout en bavardant, accompagné jus­qu’à sa porte.

Je lui avais souvent reproché d’encombrer son unique chambre de ces ma­lodorants chats de gouttière dont il avait la manie ; nous crûmes donc à l’arrivée d’un nouveau pensionnaire. C’est un enfant que nous trouvâmes dans les bras d’Emily alitée et un peu pâle. Elle avait ce fin sourire que l’on eût été tenté de dire énigmatique, si l’on n’avait su qu’une prudente coquetterie et une vilaine dentition empêchaient seules son épanouissement. Jean était né la nuit précé­dente sans qu’un cri de sa mère eût réveillé les voisins. Pas plus que nous qui l’avions vue la veille, ils ne s’étaient douté qu’elle fût en­ceinte. L’arrivée de Jeannot fut tenue pour un miracle du genre comique.

Plus épouse que mère, Emily ne se désintéressa cependant pas du gosse auquel Miguel était très attaché, mais elle était bien décidée à rester comme naguère aux côtés de son compagnon, son cadet. Alors, elle prit l’habi­tude de trimballer Nono partout où les sou­cis de la propagande menaient le jeune, le très jeune papa.

Souvent, dans les meetings, on entendait s’élever les piaillements du petit affamé. Tout en continuant à analyser la situation politique, ou à réfuter les arguments d’un contradic­teur, Miguel,,à la tribune, sortait un biberon de la poche où il lui conservait un peu de tié­deur, le tendait à un copain qui le faisait parvenir à l’intéressé. Repus, celui-ci goûtait les joies d’un bon somme, ne devant retrou­ver son berceau qu’après une station chez le bistrot où il nous fallait aller ensuite commen­ter l’attitude de Libertad ou jeter les bases d’un Comité de Défense Sociale.

D’autres soirs, c’est dans l’épaisse fumée consciencieusement entretenue par les pipes de bruyants propagandistes que chez ses pa­rents, rue Polonceau, « reposait » le pauvre Jean. Quand l’éclat de nos voix le réveillait, son père, sans cesser de gesticuler, s’accotait au petit lit, lui imprimant de l’arrière-train un mouvement de va-et-vient qui rendait le gosse au sommeil. A minuit, nous avions grand soif. Nous allions boire un bock au bar Pioch, boulevard Barbès. Qu’il plût ou qu’il neigeât, Nono était extrait de sa couche, roulé dans une couverture et emmené sur les bras de sa mère, qui, elle-même exténuée mais n’en laissant rien paraître, attendait patiem­ment que nous ayons trouvé la solution de la question sociale.

Cette solution, Almereyda était souvent invité à l’aller chercher en prison. C’est dans le parloir du quartier politique, à la Santé, que Nono fit ses premiers pas, allant en tré­buchant de tel cégétiste gentiment bourru au gardien débonnaire ou à l’élégante visiteuse du détenu royaliste, et c’est dans le jardin de la Centrale de Clairvaux qu’il fut initié au jeu de cache-cache.

Je ne dis pas que, venu l’âge de l’école, les études de Jean n’eurent pas, comme sa santé, à souffrir de ce perpétuel désordre ; il ne faudrait cependant pas croire que je cède à la tentation d’un facile paradoxe en assu­rant que cette petite enfance fut, en définitive, plutôt heureuse. Sans doute ceux-là seulement m’entendront, qui savent de quel climat fu­rent favorisés « ces heureux temps de joie et de misère », avec quelle ferveur, j’ose dire quelle allégresse et, certainement quelle bonne humeur, ils furent vécus par ceux-là mêmes qui payaient cher cette joie et subissaient cette misère sans connaître jamais la honteuse résignation.

Si cette atmosphère de passion — mal di­rigée, mais chaleureuse — favorisa l’éclosion précoce de l’intelligence très vive de Jeannot, celle-ci dut surtout son développement à cette sorte de vie intérieure que, très tôt, nous vîmes le gamin se créer instinctivement, comme pour assurer un refuge à sa petite et déjà forte personnalité. Il était amène, gai, fort socia­ble ; cependant, il passait volontiers des heu­res sous une table, caché entre les plis du tapis, non certes pour bouder ni pour méditer, mais pour agir, parler, gesticuler, animer ses « semblants », créer des personnages, les faire vivre, en un mot vivre sa vie à lui, sa vraie vie, à l’abri de ces grandes personnes bien gentilles, qu’il aimait bien, dont il n’y avait nullement lieu de se méfier, mais avec lesquel­les certains échanges étaient impossibles. Ses lectures, Jean les illustrait alors de dessins excellents où perçait déjà ce mélange d’obser­vation et de cocasserie, de vérité et de fan­taisie qui allait être l’essence même de con talent.

Vint la guerre.

Je cessai de voir Miguel, un peu déroutant. Directeur d’un quotidien, il avait une voiture, un hôtel, des larbins, des maitresses coûteuses. Beaucoup de soucis, une mauvaise santé, et de la morphine.

« Et Nono ? » Quand j’en demandais des nouvelles, mes amis levaient les bras au ciel. Pauvre gosse ! livré à lui-même ou plutôt aux domestiques avec qui, à l’office, il faisait d’in­terminables parties de cartes en attendant les parents qui — tout arrive — se rencontraient parfois près de lui, se disputaient pas mal et repartaient chacun de son côté. Plus que l’in­fortune, cette bohème dorée a, je crois, mar­qué douloureusement l’enfant bon et affec­tueux, plus sensible qu’expansif. Et puis ce fut la pension, la mise en cage du gosse d’anarchistes…, une cage dont ne lui échappa ni le terrible comique, ni la ridicule sottise.

Quand je le retrouvai, tout cela c’était déjà pour lui du passé.

Il en parlait peu. Il y pen­sait davantage.

Avec amertume ? Allez re­voir Zéro de Conduite.

Il arrive que la gaieté soit une sorte d’exhibitionnisme grossier, choquant.

Chez Jean Vigo, comme chez tant de sentimen­taux un peu timides, le sourire est une pudeur, l’ironie tout à la fois un moyen d’échanges clandestins et le masque du cha­grin.

Le petit Jean était tendre et fier.


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