Rencontre avec Jean Vigo par Jean Painlevé
Nice 11 novembre 1931. – Je débarque du train et cherche Jean Vigo. Il m’a écrit qu’il serait a la gare et que je le reconnaîtrais facilement : grand, blond, légion d’honneur. Ce qui m’a paru louche. Aussi, comme il a une photo de moi, ai-je laissé pousser ma barbe durant ces quinze derniers jours et emporté mes films dans une valise en lui précisant que je les garde toujours dans un sac à dos. J’aborde des signalements assez proches du sien, mais ça ne rend pas.
A la sortie, je sens une main sur mon épaule et un petit brun me dit :
« Vous êtes Jean Painlevé ?
– Oui.
– Vous avez eu beau vous déguiser en poilu inconnu, je vous ai reconnu. J’avoue que je n’ai pas eu la même chance avec vous et que j’ai interpellé vainement quelques personnes.
– Confidences pour confidences, reprend-il alors, vous n’êtes pas le premier à qui j’ai tapé sur l’épaule; l’un d’eux a même lâché son paquet que voilà et s’est enfui. »
Je n’avais plus qu’à me faire raser et à retrouver Vigo dans un proche café. Nous nous observons sournoisement. Il a des yeux rieurs comme je n’en ai plus jamais vus. Nous convenons de ne nous faire aucune plaisanterie atroce, tout au moins avant la fin des séances dont la première a lieu tout de suite, et nous gagnons la salle qui est entourée d’un attroupement; j’en suis très fier.
En réalité, ce sont des badauds attirés par un énergumène qui réclame à grands cris l’organisateur. De prés, c’est un monsieur, un monsieur très bien, mais énervé.
« Que désirez-vous ? lui demande Vigo.
– Ah ! c’est vous l’organisateur ! Toutes mes félicitations. Voici une heure que je vous attends et… Mais, pardon, qui êtes-vous?
– Qui je suis ! Elle est bien bonne ! Mais je suis Jean Painlevé et je viens faire ma conférence, tiens !… »
Vigo blêmit sous son teint basané. Je comprends qu’il faut le secourir.
Aussi j’apostrophe l’imposteur :
« Comment. vous êtes Jean Painlevé? Mais c’est moi…
– Ah çà!… vous allez un peu fort. »
Il prend l’attroupement à témoin et déploie un journal niçois.
« Je vous prie de me mener à la cabine, il est l’heure », dit-il en tapant sur une photo illustrant l’article annonçant ma venue.
C’est indubitablement la photo de l’énergumène, mais en blouse blanche, devant un microscope. Je réalise alors qu’il fait très sérieux, très respectable, qu’il représente, en somme, beaucoup mieux que moi. La conviction de Vigo chancelle. Je tente encore un petit effort à l’époque il n’y avait pas de cartes d’identité – et enchaîne :
« C’est bien, vous ferez ma conférence.
– Parfaitement, je ferai MA conférence », réplique-t-il.
Vigo est livide. « Dites encore quelque chose… », me supplie-t-il.
Mais quoi ? Je n’invente pas comme ça la vérité. Enfin, je pense aux films !
« Et vous avez des films? fais-je, sarcastique. – Autant que vous », répond-il. Je cherche ma valise que j’avais posée en marge de la foule…
Disparue. C’est un comble; nous sommes à Nice, mais quand même! Elle ne peut d’ailleurs être loin, la scène ayant peu duré. Un regard circulaire, et j’aperçois tournant au coin d’une rue un « porteur bénévole » qui s’éloigne nonchalamment. En quatre sauts, je le talonne et il me rend fort simplement l’objet. Je me rue dans le cinéma, prêt à la bagarre, si mon concurrent insiste.
Mais je vois Vigo qui se tirebouchonne – trop, c’est la réaction. Le monsieur sérieux est un plaisantin : ex-directeur d’un Institut Pasteur et gloire locale, sa photo étant déjà clichée, on l’a collée pour raison d’économie dans ma rubrique, une blouse blanche en valant bien une autre. Résultat : une loge pour lui et sa dame. L’ensemble de l’incident parfaitement incompréhensible pour l’attroupement, entoure d’un gros prestige la salle de cinéma, et tous les badauds veulent y rentrer, persuadés que le combat régulier va se dérouler à l’intérieur. Dommage qu’il faille s’inscrire l’abord au Ciné-Club, sinon quelle recette!
Après les deux séances, je retrouvai Vigo et compris qu’il me soupçonnait quand même d’un coup monté; je le soupçonnais aussi; d’ailleurs, chacun faisait ce qu’il pouvait pour accroître les soupçons de l’autre par des allusions traîtresses. Et c’est dans ce climat de banderillages que nous gravîmes les pentes embaumées de la nuit qui conduisaient à son altière demeure.
A peine entré dans ma chambre, je constate qu’il a sous mon traversin une patte de poulet; j’ai horreur de ça, et d’ailleurs nous étions convenu d’un gentlemen’s agreement. Ce sera donc la corrida. Je me précipite en hurlant dans le couloir. Vigo sort de sa chambre, affolé, et me suppliant à voix basse de me taire, parce qu’il a un enfant nouveau-né. Alors, là, j’étouffe de rire, car, comme argument exagéré, c’était trouvé ! Mais il entr’ouvre la porte et je vois un tout petit bébé – Luce Vigo – dans un tout petit berceau et la patte de poulet n’était pas bien grande non plus, de sorte que je baisse le ton. Nous enquêtons sans bruit : tout compte fait, c’était le chien, très petit aussi, qui avait satisfait ses besoins ancestraux de garde-manger dans un endroit généralement inoccupé, comme le sont, par définition, les « chambres d’amis ».
D’ailleurs, avec Vigo, nous avons souvent subi de vives interventions du hasard. Ainsi, excités par la projection du film de gangsters, Scarface (encore les méfaits du mauvais cinéma), nous primes d’assaut une paisible brasserie du boulevard Saint-Germain, les pipes braquées dans les poches. Je dois dire que cela échoua, car aucun buveur de bière ne consentit même à nous regarder. L’intéressant, c’est qu’à cet instant, un garçon gifla un client qui s’endormait sur un bock, et alors ce fut épique, mais nous n’y étions pour rien; la cause venait de ce que peu de temps avant, un autre client s’affalant sur son demi, le garçon avait voulu le réveiller, mais le client était vraiment mort; aussi le garçon, devenu méfiant, se ruait sur tous ceux qui s’assoupissaient.
Cependant, Vigo représente autre chose que des anecdotes.
Si une oeuvre doit par définition, se pénétrer, ce qui est difficile lorsqu’il s’agit de films que, généralement, on ne peut voir plusieurs fois, il faut au moins bien en connaître le climat.
Et il est nécessaire de comprendre l’enfance de Vigo, la clé de Zéro de conduite, dont la présentation sans cela manque son but et donne la partie belle aux pouacres, aux ennemis du cinéma, et d’autre part à nombre de sympathisants qui n’ont pas de contact avec la grammaire cinématographique de Vigo. Il a dit qu’il ne retournerait jamais un film sans scénario.
Ce tour de force, il avait pu cependant l’accomplir parce qu’il en avait vécu le sujet. Et n’allez pas dire, bonnes gens, que ce n’est pas possible. Vous savez parfaitement qu’au cours X, on ne rend pas l’argent des inscriptions si l’élève ne peut y rentrer ; qu’au Collège Z règne une vaste atmosphère de liberté encouragée (de mon temps, du moins, en 1918), ce qui permet d’exclure plus facilement pour raison de moralité, et de garder l’argent du trimestre.
Et à côté de ces histoires de gros sous, que d’autres ! Est-ce une attaque contre l’enseignement ou le corps enseignant en général ? Nullement. Mais contre des verrues qui existent bel et bien, couvertes de respectabilité extérieure, très souvent. Or, Jean Vigo avait été obligé de trouver refuge pour ses études dans une boîte pareille.
Sa mère ne s’occupait pas de lui. Son père, « Vigo dit Almereyda », souvent emprisonné pour raisons politiques (Jean reçut une année ses jouets de Noël à la prison de la Santé où il se trouvait auprès de son père), était devenu dès 1914 l’ennemi n° 1. Dirigeant du Bonnet Rouge, il était considéré par la droite comme un agent de l’Allemagne, et par la gauche comme un provocateur. Emprisonné en 1917, il fut transporté à l’infirmerie de Fresnes, où on le trouva un jour étranglé avec un lacet de soulier.
Pour situer l’atmosphère de l’époque (j’avais 14 ans), je rapporterais le souvenir suivant : Devant dîner avec mon père, chose rare, car, comme il était président du Conseil, ministre de la Guerre, je ne le voyais pratiquement jamais, j’avais été l’attendre à la sortie du Sénat. Une séance des plus violentes venait de s’y dérouler. Clemenceau avait chargé à fond Malvy, ministre de l’Intérieur, et couvert mon père de fleurs, pour mener à bien son entreprise de dissociation du Ministère. Sur le perron. j’entendis mon père, habitué à être attaqué par Clemenceau, lui dire : « Mais alors, c’est de l’amour ? » Et Clemenceau lui répondre : « Ah ! prenez garde, il y a des amours qui foutent la vérole. » (Comme j’étais très retardé, et les officiers d’ordonnance s’étant, sur l’heure, refusés à me donner aucune explication, c’est seulement beaucoup plus tard que j’eus la signification de cette phrase qui était restée dans mon cerveau.)
Aussi, vous pensez que la mort d’Almereyda déchaîna les passions, et beaucoup prétendirent qu’il avait été « suicidé » pour éviter des révélations gênantes.
Personnellement, depuis que j’ai assisté aux terribles souffrances de Jean Vigo, tenaillé par la même maladie qui minait son père, je suis persuadé que Almereyda, sans soins vigilants, sans amis ni jour, ni nuit, s’est tué. Quoi qu’il en soit, on ne pouvait, pendant la guerre de 1914-18, passer pour le fils de Vigo Almereyda sans être lapidé, et c’est pourquoi Jean Vigo échoua dans un pensionnat de dernier ordre dont il haït rapidement l’ambiance, admirablement reconstitué dans Zéro de conduite.
Mais ce n’est pas en aigri qu’il nous a donné cette part de lui-même, c’est en vengeur, en vengeur des autres, comme il l’a toujours été – et combien doux, malgré l’acuité de son jugement et le souvenir de plaies à vif.
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